J.1 /phase 1
Et soudain le bruit.
Les poids-lourds expirent leur diesel dans l'atmosphère, les perceuses envoient de la poussière de mur dans l'oxygène, les scies s’étincellent dans la clarté du jour, on est lundi. Seul le haut ciel bleu est encore vide de machines.
Au ras de la terre, la vaste esplanade carrelée se réduit. Des chaises et tables en plastique sont placées sur l’échiquier de la distance minimale recommandée. Le soleil de midi tape. Un serveur masqué parle à une mère masquée accompagnée de ses deux petits bouts de choux non masqués. Une dame élégante choisit sa chaise noire, mi ombre mi soleil, se pose et défait l’élastique de son couvre face bleu. Elle croise les jambes, une pose pour elle-même en public tant attendu. Les chaises et tables se remplissent de voix lâchées, de bières englouties, de cris en l'air.
Le bruit envahit, imparable, ce son d'humain actif en recherche désespérée d’activité, son d'humain en manque d’objets, en manque d’objectif matériel. L’humain vide résonne lorsqu’il erre sur l’asphalte. L’humain vide gronde au volant de son moteur carrossé. L’humain vide crache sur le ciel ses morves virusées en couronne.
Dans cette inondation sonore soudaine persistent presque inaudibles les cris de mon cœur, les cris de mon sexe chaud, les cris de mon âme blessée. Une inaudible profondeur persévère dans cette marée de bruitage excessivement dénué de sens. Mon corps crie, il a mal, il est triste. Il est coupé du grand reste sonore. Mon cœur bat pourtant fort, coup pour coup, entraînant le liquide rouge encore et encore sous mes pores transpirants, il connaît ma musique, il chante à mi-voix, pour et malgré tout, son hymne à la vie, son hymne à la grande mort. Seule. Ici maintenant je suis.
A l’extérieur, derrière les vitres tremblantes de mon habitat, ce bruit forcé n’annonce pas la vie. C’est un bruit hypocrite, un faux, en bruit menteur, un bruit qui veut étouffer le vrai. À Berlin, le voisin de pallier d’un ami est mort du virus, et dix autres personnes sont décédées du virus dans cette même rue. Chacun son corps, chacun sa santé. Et pourtant, le chacun est le monde. Le monde est en crise et la cache. Il a mit son masque bleu de la convenance aimable creuse. Le monde est triste, profondément triste et pleure dans ses poumons fatigués, si fatigués. À l’horizon, les ruines sont recouvertes de décors en papier mâché coloré de slogans. Show must go on! On est lundi! La comédie continue de plus belle, avec ses fanfares et costumes à paillettes qui éblouissent, qui envahissent les oreilles et les yeux, qui aplatissent les sensibles craquelures saignantes.
Seule. Ici maintenant je suis. En silence j'é-crie. Au creux de la vague, à l'abri du bruit, je suis une goûte d’eau de mer dans un mouvement tendu et dense, je suis l’atome salé dans le ras de marée qui avance inévitablement vers la berge. Seule même si. Seule avec mon corps et mon cœur, seule avec l’air que je respire, le sacré céleste que j’inhale et que j’expulse transcorpé. Seuls mes démons sont là, à mes côtés, toujours fidèles. Ils lèchent mes blessures. Ils sucent ma solitude infinie.
Oh mon amour! mon tendre et bel amour inaccessible, mon amour perdu dans l’incertitude, perdu dans la vitesse des astres qui nous entourent... Ah Temps! passe, passe, ah! je t’en supplie! Il me tarde tant que le jour se lève sur un monde guéri. Et alors, je te ferai l’amour pendant sept jours et sept nuits, nos cœurs entrelacés de silences et de cris de palpitantes morts de nos faims charnelles, nos corps ensauvagés de silences et de cris d'extases d'un remélange de peaux suantes, nos êtres bruts de silences et de cris en chœurs libres aimants vrais.
M.J.
Ocata,
lundi 25 mai 2O2O.
Illustration de Aubrey Beardsley pour la traduction anglaise par Lord Alfred Bruce Douglas paru à Londres en 1894, de " Salomé, drame en un acte" écrit en français par Oscar Wilde, paru à Paris en 1893.
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